Les élites haïtiennes se targuent de ne pas avoir de mémoire mais internet en a pour elles. |
1. « La première nation libre d’hommes libres »« Plus que la deuxième plus ancienne république du Nouveau Monde, fait remarquer l’anthropologue Ira Lowenthal, plus même que la première république noire du monde moderne, Haïti fut la première nation libre d’hommes libres à apparaître dans la constellation naissante des colonies européennes d’Occident, tout en leur résistant. » Les deux siècles de relations entre les deux plus vieilles républiques du Nouveau Monde illustrent à nouveau la persistance des thèmes politiques fondamentaux, de leurs racines institutionnelles et des éléments culturels qui les accompagnent.
La république d’Haïti fut proclamée le premier janvier 1804, après qu’une révolte d’esclaves eut chassé les dirigeants coloniaux français et leurs alliés. Les chefs révolutionnaires abandonnèrent l’appellation française de « Saint-Domingue » en faveur du nom utilisé par le peuple qui avait accueilli Colomb en 1492, au moment où il arrivait pour créer la première colonie européenne du Nouveau Monde. Les descendants des premiers habitants ne purent pas fêter la libération. En moins de 50 ans, leur nombre avait été réduit à quelques centaines, à partir d’une population précolombienne dont l’évaluation varie de quelques centaines de milliers à huit millions d’âmes, selon la source. Il n’en restait plus un seul, d’après les savants français contemporains, lorsqu’en 1697, la France enleva à l’Espagne le tiers occidental d’Hispaniola, qui s’appelle à présent Haïti.
Le chef de la révolte, Toussaint Louverture, ne put pas célébrer la victoire non plus. Il avait été capturé par fourberie et envoyé dans une prison française où il mourut « de mort lente de froid et de misère », pour reprendre les termes d’un historien français du XIXe siècle. L’anthropologue médical Paul Farmer fait remarquer qu’à notre époque, les écoliers haïtiens connaissent encore par cœur les dernières paroles qu’il prononça alors qu’on l’emmenait en prison : « En me renversant, vous n’avez fait qu’abattre l’arbre de la liberté à Saint-Domingue. Il repoussera grâce à ses racines, car elles sont nombreuses et profondes (1). »
L’arbre de la liberté perça à nouveau le sol en 1985, alors que la population se révolta contre la dictature meurtrière de Duvalier. Après beaucoup de luttes acharnées, la révolution populaire amena la victoire écrasante du premier président d’Haïti librement élu, le prêtre populiste Jean-Bertrand Aristide. Sept mois après son investiture en février 1991, il fut chassé du pouvoir par l’armée et par l’élite commerciale qui avaient dirigé le pays depuis 200 ans, et qui ne voulaient pas tolérer la perte de leurs droits traditionnels au terrorisme et à l’exploitation.
« Dès que le dernier Duvalier se fut enfui d’Haïti », raconte l’historien et ethnologue portoricain Jalil Sued-Badillo, « une foule en colère renversa la statue de Christophe Colomb à Port-au-Prince et la jeta dans la mer »: elle voulait ainsi protester contre « les ravages du colonialisme » sous « une longue lignée de despotes » qui va de Colomb à Duvalier et qui continue avec les dirigeants d’aujourd’hui qui ont rétabli la barbarie de Duvalier. Il y eut des scènes semblables dans le pays voisin, la République Dominicaine, soumise à un régime de terreur imposé par les États-Unis, après une autre invasion des Marines en 1965, et victime de l’intégrisme du FMI depuis le début des années 1980. En février 1992, le président Balaguer « lâcha ses policiers pour qu’ils battent des manifestants pacifiques qui protestaient contre les dépenses exorbitantes consacrées à la commémoration du cinq centième anniversaire, alors que le Dominicain moyen meurt de faim », signala le Conseil des affaires hémisphériques. La pièce maîtresse est une croix couchée de 30 mètres de haut par 800 mètres de long, qui a coûté plusieurs millions de dollars et qui est éclairée par de puissants projecteurs. « Elle s’élève au-dessus de quartiers misérables de cabanes infestées de rats où des enfants mal nourris et analphabètes pataugeant dans l’eau fétide qui dévale dans les rues lors des pluies tropicales torrentielles », rapportent les agences de presse. On a démoli des taudis pour installer les jardins suspendus qui s’étendent autour d’elle et un mur de pierre cache « la pauvreté abominable que les rayons des projecteurs illumineront bientôt ».
Les dépenses énormes « coïncident avec l’une des plus graves crises économiques depuis les années 1930 », souligna l’ancien président de la Banque centrale. Après dix années d’ajustements structurels, les soins de santé et l’enseignement ont diminué de façon radicale, on rationne l’électricité en coupant le courant parfois durant 24 heures, le taux de chômage dépasse 25 % et la pauvreté sévit. « Les gros poissons mangent les petits », dit une vieille femme dans un taudis des environs (2).
Colomb décrivit le peuple qu’il avait découvert comme étant « très sympathique, accommodant, paisible, aimable, digne » et son pays riche et accueillant. Hispaniola était « peut-être l’endroit au monde où la densité de la population était la plus élevée », écrivait Las Casas, « une ruche de gens », qui, « de l’infinité de variétés humaines de tout l’univers [...], sont les plus dépourvus de fourberie, de méchanceté et de fausseté ». Poussés par « leur avidité et leur ambition insatiables », les Espagnols s’abattirent sur eux « avec la voracité des bêtes sauvages, [...] tuant, terrorisant, faisant souffrir, torturant et détruisant les peuples indigènes » avec « de nouvelles méthodes de cruauté les plus insolites et les plus variées, des méthodes que l’on n’avait jamais vues ou dont on n’avait jamais entendu parler auparavant , et à un point tel » que la population ne comprend plus qu’environ 200 personnes, écrivait-il en 1552, « d’après la connaissance que j’ai des actes dont j’ai été témoin ». « Il était de règle chez les Espagnols d’être cruels », poursuivait-il : «pas simplement cruels, mais extraordinairement cruels afin que les traitements durs et sévères qu’ils infligeaient aux autochtones les empêchent d’oser se considérer comme des êtres humains ». « Se voyant mourir à chaque jour par suite des traitements cruels et inhumains que leur infligeaient les Espagnols, piétinés par les chevaux, passés au fil de l’épée, mordus et déchirés par les chiens et, pour beaucoup, enterrés vifs après avoir dû subir toutes sortes de tortures raffinées [...], [ils] décidèrent de s’abandonner à leur triste sort sans lutter davantage, se livrant à leurs ennemis pour qu’ils fassent d’eux ce qu’ils voulaient ».
Au fur et à mesure que tournaient les usines à propagande, le tableau fut corrigé pour justifier rétrospectivement ce qui avait été fait. En 1776, la version était que Colomb n’avait trouvé « rien d’autre qu’un pays entièrement couvert de forêts, non cultivé et peuplé uniquement de quelques tribus de sauvages nus et misérables » (Adam Smith). Comme nous l’avons fait remarquer précédemment, il fallut attendre les années 1960 pour que la vérité commence à poindre, provoquant mépris et protestations de la part des loyalistes outragés (3).
Les tentatives espagnoles de piller les richesses de l’île en réduisant en esclavage son doux peuple échouèrent ; ils mouraient trop vite, quand ils n’étaient pas tués par les « bêtes sauvages » ou ne commettaient pas de suicide collectif. Dès le début du XVIe siècle, on envoya des esclaves africains, en grand nombre par la suite, lorsque s’instaura l’économie de plantation.
« Saint-Domingue était la plus riche possession coloniale européenne dans les Amériques », écrit Hans Schmidt ; en 1789, elle produisait les trois quarts du sucre du monde et elle était le plus grand producteur de café, de coton, d’indigo et de rhum. Les esclavagistes fournissaient à la France une richesse énorme, grâce au travail de 450 000 esclaves, autant que dans les colonies antillaises britanniques. La population blanche, y compris les contremaîtres et les artisans, s’élevait à 40 000 personnes. Quelque 30 000 mulâtres et Nègres affranchis jouissaient de privilèges économiques, mais pas de l’égalité sociale et politique : voilà l’origine des différences de classes qui conduisirent à une répression sévère après l’indépendance, avec de nouvelles violences aujourd’hui.
Les Cubains ont pu paraître « d’un blanc douteux », mais les rebelles qui renversèrent la domination coloniale étaient loin du compte. La révolte des esclaves, qui avait atteint des proportions sérieuses à la fin de 1791, épouvanta aussi bien l’Europe que l’avant-poste européen qui venait à peine de proclamer son indépendance. En 1793, la GrandeBretagne envahit l’île ; une victoire lui procurerait « un monopole du sucre, de l’indigo, du coton et du café » et cette île « fournirait à l’industrie une aide et une force qui aurait pendant des siècles les effets les plus heureux dans toutes les parties de l’empire », écrivit un officier britannique au premier ministre Pitt. Les États-Unis, qui avaient des liens commerciaux actifs avec la colonie française, envoyèrent aux dirigeants français 750 000 dollars d’aide militaire ainsi que des troupes pour aider à réprimer la révolte.
La France epédia une armée énorme, comprenant des troupes polonaises, néerlandaises, allemandes et suisses. Son commandant écrivit finalement à Napoléon qu’il serait nécessaire d’anéantir pratiquement toute la population noire si on voulait imposer la domination française. Sa campagne fut un échec et Haïti devint le seul exemple dans l’Histoire « d’un peuple asservi qui brise ses chaînes et contraint par les armes une grande puissance coloniale à battre en retraite » (Farmer).
La révolte eut des conséquences importantes. Elle établit la domination de la Grande-Bretagne sur les Caraïbes et fit faire à ses anciennes colonies nord-américaines un grand pas vers l’Ouest, puisque Napoléon, abandonnant l’espoir d’un empire dans le Nouveau Monde, vendit la Louisiane aux États-Unis. La victoire fut acquise à très grands frais.
Une grande partie de la richesse agricole du pays fut détruite, ainsi qu’un tiers peut-être de la population. La victoire horrifia les voisins esclavagistes d’Haïti qui appuyèrent les revendications françaises d’énormes réparations, finalement acceptées en 1825 par l’élite au pouvoir en Haïti, qui reconnut qu’elles constituaient une condition préalable à l’entrée de l’île dans le marché mondial.
Le résultat se traduisit par « des décennies de domination française sur les finances d’Haïti », avec « un effet catastrophique sur l’économie fragile de la nouvelle nation », fait observer Farmer. La France reconnut alors Haïti, suivie de la Grande-Bretagne en 1833. La suite :link |
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