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Le Monde du Sud// Elsie news

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Haïti, les Caraïbes, l'Amérique Latine et le reste du monde. Histoire, politique, agriculture, arts et lettres.


1915 et le besoin d’occupation - Par Jean Casimir*

Publié par Jean Casimir sur 18 Août 2015, 09:19am

Catégories : #AYITI ACTUALITES

1915 et le besoin d’occupation - Par Jean Casimir*

Vous pouvez lire cet article en 3 parties dans le journal Le National. Il s'agit d'un constat de l'éviction des pauvres Noirs, les Haïtiens malgré eux, dès le démarrage de ce pays jusqu'à aujourd'hui.

Les titres annoncent la couleur :

1-1915 et le besoin d’occupation

2- Les serviteurs de l'occupation: le piston qui fait marcher la machine

3 -Le peuple souverain, l’ennemi

C'est du direct, droit au but , sans mièvreries et tergiversations.

C'est passionnant et surtout ça remet les pendules à l'heure en jetant un regard sans complaisance sur l'histoire passée et actuelle d'Haïti, un pays administré par des "intermédiaires" définition de l'auteur des élites, disons des lettrés.

 

Les héros de l'indépendance et les affranchis de la bourgeoisie et de la classe moyenne en prennent pour leur grade.

J'ai bien apprécié la conclusion à la fin de la dernière partie  : "De toute façon, sans vouloir jouer à l’Antoine Nan Gomye,​..."

Pas plus tard qu'hier, je me disais qu'il faudrait un jour faire comme Castro et inviter à quitter le pays,   les intermédiaires  qui refusent de considérer les Haïtiens malgré eux comme des hommes et femmes - voir l'insulte de Martelly à cette femme du peuple-  partager l'espace et les ressources avec les descendants de ceux qu'ils nomment de tous les noms : barbares, rat pa kaka, sauvages, kongo, etc, , dans ce texte nommés Haïtiens malgré eux.

C'est intéressant, parce qu'il y a en ce moment des correspondances entre différentes personnes qui réfléchissent autour d'Haïti.

Il y a de la déconstruction dans l'air...

Peut-être que cela finira par faire des constellations. Ca y est ! Mon optimisme me reprend - il suffit d'une pensée articulée pour que la machine se réalimente en carburant.

De toute façon, sans vouloir jouer à l’Antoine Nan Gomye, je crois que les intermédiaires et Haïtiens malgré eux auraient un certain avantage à réaliser qu’ils se trouvent à une croisée de chemins. Les ressources politiques et financières faisant défaut, le XXIe siècle sera forcément celui du peuple souverain – plus proche de la paysannerie, plus proche de la spiritualité locale forgée par le vodou, plus proche du créole, la langue nationale. Si travailler à obtenir ce résultat et à se soumettre au peuple souverain déplaît, l’issue est de se procurer un visa d’immigrant chez les pays amis, parce que les Haïtiens, par définition même, ne peuvent pas revêtir la défroque que l’Occident insiste à leur imposer.

Jean Casimir

1915 et le besoin d’occupation  de Jean Casimir*


 

Le besoin d’occupation naît de la conviction qu’Haïti est un pays occidental, qu’il doit s’intégrer à l’Occident et que, bon gré mal gré, tôt ou tard, il finira par le faire.  Bien entendu, l’obstacle majeur à cette intégration ne saurait être le pays lui-même, mais bien ceux qui l’habitent : les Haïtiens ! Lorsque mes interlocuteurs tentent de me placer devant cette disjonction, ce besoin renouvelé de vivre libre ou de mourir, je leur chante ma chanson favorite : Se gran chimen mwen te ye, tout moun pase y ap ri mwen. Se gran chimen mwen te ye, lapli tonbe, mwen pa mouye !
 

La perspective de l’occupation

Vu de cet angle, l’occupation de 1915 s’entend comme la première occupation du pays, surtout lorsque l’on cible les occupations qui se succèdent après le coup d’État du général Cédras en septembre 1990, et que l’on veut y mettre fin sans rien modifier à la structure de base de la société haïtienne. Pour bien saisir le débarquement de 1915, je suggère d’observer cette structure et de se rendre compte qu’il s’agit plutôt de la troisième occupation du pays. La première date du 12 octobre 1492, avec le débarquement de Christophe Colomb.  La deuxième, initiée par les Français au milieu du XVIIe siècle, s’officialise avec le Traité de Ryswick en 1697.

Les trois occupations partagent un dénominateur commun : elles n’ont aucune justification que les Haïtiens pourraient comprendre.  Car elles sont toutes trois immorales : elles résultent des abus des plus forts et du droit de conquête.  J’ai émis l’idée que, sur un tel socle, il est matériellement impossible de construire un État de droit, c’est-à-dire un État où la loi est une transcription des droits des Haïtiens (Casimir, 2009 : 66).  Partant, il nous revient d’analyser le rôle et les limitations de ceux qui, sans s’en rendre compte peut-être, ne peuvent même pas concevoir le pays sans une présence coloniale d’appui.

Se mettre au service de la colonisation, c’est s’efforcer de vivre dans le sens que désirent les colons et sous leur dictée. C’est endosser ce qu’ils ont voulu et veulent faire de nous. Les Haïtiens n’ont pas imaginé l’encomienda et le repartimiento.  Ils n’ont pas inventé l’esclavage, la traite des Noirs et la plantation de denrées d’exportation.  Ils n’ont pas produit délibérément le dénuement des travailleurs, ni la sous-traitance ni les factories. Ils ne sont pour rien dans les punitions barbares, les tortures, les mutilations de ceux qui tentaient de se soustraire au travail forcé.  Ils n’ont pas pris les mesures nécessaires pour s’assurer que l’esclave ne puisse rien avoir qui n’appartienne à son maître (Code Noir, art. 28), et ils ne sauraient plaider coupables du dénuement et de la misère des cultivateurs de la fin du XVIIIe siècle, de la multiplication des déserteurs, des vagabonds, des sans-aveux au XIXe et de l’entêtement des Cacos de Salnave à Benoît Batraville.

 

L’idée que les occupants – espagnols, français ou étatsuniens – se forment de notre personne appartient évidemment à leurs traditions. Dès le début des Temps Modernes, ils conçoivent et institutionnalisent le racisme comme axe des relations humaines. Nous nous connaissions comme des Tainos, et nous voilà devenus des Indiens. Nous étions Aradas, Ashantis, Wolofs, Mandingues, Kongos et autres, et nous voilà transformés en Noirs. Nous voilà dépouillés de tout ce que nous sommes, pour mieux nous conformer au regard des occupants.

Ce regard des conquérants fait partie de leur histoire et non de la nôtre. S’en revêtir, c’est adopter comme nôtre cette histoire à eux. C’est accepter que nos pères et mères étaient des sauvages et le sont encore, aujourd’hui, sous nos yeux. C’est cracher sur leur désespoir, leurs souffrances et leurs victoires qui expliquent notre existence et donne lieu à cette conversation.  C’est vénérer un futur et un bonheur éternel que, depuis 1492, la chrétienté offre à ses Indiens, à ses engagés, à ses Noirs, à ses cultivateurs… dans l’autre monde. C’est admettre le bien-fondé du génocide, de l’esclavage, de l’extermination des Cacos durant l’Occupation américaine, de la déportation et du massacre des viejos à Cuba, et des braceros en République dominicaine, des campagnes antisuperstitieuses de l’Église catholique, le bien-fondé du régime des Duvalier et des occupations des XXe et XXIe siècles, dans l’espoir qu’un jour, dans quelques siècles à venir peut-être, la modernité frappera à nos portes.

 

Si l’histoire des conquérants se matérialise en Haïti grâce au travail dans les encomiendas et les repartimientos, dans les plantations de denrées et dans les factories, c’est qu’il leur a fallu convertir les Haïtiens (Taïnos, Aradas, Wolofs ou autres) en Indiens et en Noirs.  Le Taïno ne naît pas indien, l’Arada ne naît pas noir. Indiens et Noirs sont des œuvres de l’Occident capitaliste où que se pose son regard de conquérant.

 

La couronne espagnole extermine les Indiens, et les quelques Taïnos qui survivent et les marrons de l’île se fusionnent. Les Français n’ont pas raison des nouveaux Haïtiens. Madiou l’observe dès l’introduction de sa monumentale histoire d’Haïti : « (…) l’Africain, quoique esclave, cessa-t-il entièrement d’être libre ? » (Madiou 1848, I : v).  L’occupation de l’île ou de la République d’Haïti n’est pas l’occupation des Haïtiens, de leur pensée ni de leur mode de vie.

Les serviteurs de l’Occupation

Entre 1673 et 1766, les captifs de la Jamaïque la saccagent durant huit soulèvements majeurs. Au cours de la décennie de 1730, les marrons de cette île voisine acculent le gouvernement britannique à signer des traités de paix reconnaissant leur autonomie et les frontières de leurs sociétés villageoises (Dubois & Garrigus, 2006:17). Par contre, Saint-Domingue, « la perle des Antilles », n’enregistre, avant la dernière décennie du XVIIIe siècle, que l’aventure mal connue de Makandal, le Bossale exécuté en 1758.

Aussi, les planteurs français se vantent-ils de gérer la plus large population d’esclaves dans la plus paisible des colonies de la Caraïbe. Cette autosatisfaction en dit long sur l’efficacité de la milice coloniale, aidée dès 1730 de la maréchaussée. La force de police, recrutée parmi les libres de couleur, répond de l’ordre colonial. Dans une très large mesure, la fameuse « perle des Antilles » est son œuvre. Julien Raimond, coauteur de la Constitution de 1801 de Toussaint, le clame à tout bout de champ. Il affirme que les gens de couleur ont su seuls contenir les esclaves (1791: ii) dont la cause est séparée de la leur comme la lumière l’est des ténèbres (1791: 2).

En 1789, alors que la France érige un monument au peuple souverain, que tout le monde connaît comme la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la presque totalité des personnes qui peuplent la colonie de Saint-Domingue est délibérément éliminée des décisions politiques par ceux qui se feront appeler les héros de l’Indépendance.  Durant deux cents ans, leurs successeurs font de leur mieux pour bâillonner ce peuple souverain.
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(Les serviteurs de l'occupation: le piston qui fait marcher la machine)
Deuxième partie : http://lenational.ht/?p=5449
 
(Le peuple souverain, l’ennemi)
Troisième partie : http://lenational.ht/?p=5522
 
 
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Jean Casimir est docteur en sociologie de l’Université nationale autonome de Mexico, secrétaire général du Centre latino – américain de recherches en Sciences sociales (Brésil – Unesco). Auteur de plusieurs ouvrages, il  a été secrétaire des Nations unies à New York et, de 1975 à 1988, il a fait partie de la Commission économique pour l’Amérique latine et la Caraïbe. En 1990, il fut secrétaire général du Conseil électoral provisoire en Haïti, puis ambassadeur d’Haïti à Washington et représentant permanent auprès de l’Organisation des États américains (OEA).

 

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