R LA PHILOSOPHIE
par Vladimir Jankévitch
Discours d’ouverture des États Généraux de la philosophie, lu le samedi 16 juin 1979, dans le Grand Amphi de la Sorbonne[in États Généraux de la philosophie, Champs-Flammarion n° 80, pp. 23-26.]
comprenons fort bien la signification de la grande manœuvre stratégique, du mouvement enveloppant qui s’exécute sous nos yeux. Le but recherché est d’obtenir peu à peu le dépérissement de l’enseignement philosophique en réduisant d’année en année le nombre des places mises au concours, en supprimant des postes, en remplacant dans les Écoles normales la culture philosophique par un apprentissage psycho-pédagogique considéré comme plus rentable et plus utilitaire (au sens des chefs d’entreprise), en décourageant par tous les moyens les jeunes insensés qui auraient encore le goût des idées et veulent aider leurs élèves à prendre de la hauteur par rapport à la mesquinerie et à la sordidité d’un monde impitoyable. Pour mieux donner le change on prévoit à l’intention de ces déments des « options » sur lesquelles on compte bien que personne ne portera son choix. Et pour cause ! Qui choisirait, dans les circonstances actuelles, une spécialité déconsidérée, battue en brèche de tous côtés par la coalition des ricanements et des sarcasmes, et par les campagnes injurieuses ? Et d’autre part, la philosophie n’apparaissant qu’en classe terminale, comment des élèves choisiraient-
Et nous, dans tout cela ? Nous tenons à faire savoir que nous comprenons fort bien l’importance vitale de l’enjeu. Le danger est extrême et l’urgence pressante. La douce mort, l’euthanasie à laquelle la philosophie semble vouée, risque fort, à terme, d’être un assassinat pur et simple. Maintenant, pourquoi des « États Généraux » ? Parce que nous avons, nous aussi, des « cahiers de doléances » à présenter, des revendications à faire entendre. Les professeurs de philosophie ne se sont pas rassemblés pour un « colloque » platonique comme il y en a tant, – car ce ne serait jamais qu’un colloque de plus –, ni pour définir, une fois de plus, la fonction philosophique (encore que cette définition soit sous-entendue dans notre colère)... A quoi bon persuader ceux qui ne veulent pas être persuadés ? Il n’est plus temps de spéculer sur la nécessité de la réflexion philosophique devant une mauvaise foi qui en nie la réalité et en ridiculise la vocation. L’heure n’est plus aux discussions académiques quand c’est la raison d’être de la philosophie qui est en question, quand c’est le droit de vivre (de survivre) qui lui est dénié. Il ne s’agit plus d’un débat, mais d’un combat... Et après tout, se battre pour la philosophie, n’est-ce pas encore philosopher ? Car tel est le paradoxe de l’exercice philosophique. On ne peut ici séparer le discours de l’acte militant. La philosophie n’est pas un cadeau de Noël qui nous serait donné tout ficelé dans son emballage de papier rose : sa fonction est de contester, mais son destin est d’être contestée ; il faut donc la reconquérir sans cesse, et surtout la mériter. Nous nous sommes réunis pour préserver le métier auquel nous avons consacré notre vie.
Certains, en haut lieu,souhaiteraient peut-être notre « recyclage », et nourrissent l’espoir d’orienter les jeunes philosophes vers d’autres carrières : pourquoi ces insupportables professeurs de philosophie, si remuants, si ingouvernables, si inutiles, ne se font-ils pas professeurs d’autre chose ? Professeurs de bridge, par exemple ? ou professeurs de tango ? ou croupiers de casino ? Ce sont de belles carrières, et 1’on y gagne beaucoup d’argent. Eh bien nous, nous ne voulons pas de toutes ces merveilles. Nous préférons cette vie étroite qui ne nous enrichit pas. Cette vie, c’est la nôtre. Ce métier, c’est le nôtre. Et nous l’avons choisi parce que nous le trouvons beau, tel qu’il est. Et nous n’en voulons pas d’autre. Laissez-le nous.
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