Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le Monde du Sud// Elsie news

Le Monde du Sud// Elsie news

Haïti, les Caraïbes, l'Amérique Latine et le reste du monde. Histoire, politique, agriculture, arts et lettres.


La philosophie en danger ?

Publié par Elsie HAAS sur 16 Juillet 2008, 09:35am

Catégories : #Archives 2

R LA PHILOSOPHIE
par Vladimir Jankévitch

Discours d’ouverture des États Généraux de la philosophie, lu le samedi 16 juin 1979, dans le Grand Amphi de la Sorbonne
[in États Généraux de la philosophie, Champs-Flammarion n° 80, pp. 23-26.] 


    L’enseignement de la philosophie est menacé dans son existence même. Les États Généraux de la Philosophie sont, par leur importance, à la mesure de ce grave danger. L’initiative en revient à nos collègues Roland Brunet et Jacques Derrida, dont il faut saluer la clairvoyance et le courage. Pour l’instant le danger est sournois, tout feutré de paroles rassurantes et lénitives, enveloppé dans un verbalisme doucereux ; il évite les éclats, il cherche plutôt à endormir notre vigilance : le scandale serait trop grand, les arrière-pensées sont par trop inavouables. On ne veut, paraît-il, aucun mal à la philosophie ; tout au contraire on ne lui veut que du bien : on veut la moderniser, la dépoussiérer, ouvrir ses fenêtres sur le « monde moderne », comme disent et claironnent les discours du dimanche. Mais nous, nous restons sceptiques devant ces suaves promesses, devant ces attrayantes perspectives. Nous
comprenons fort bien la signification de la grande manœuvre stratégique, du mouvement enveloppant qui s’exécute sous nos yeux. Le but recherché est d’obtenir peu à peu le dépérissement de l’enseignement philosophique en réduisant d’année en année le nombre des places mises au concours, en supprimant des postes, en remplacant dans les Écoles normales la culture philosophique par un apprentissage psycho-pédagogique considéré comme plus rentable et plus utilitaire (au sens des chefs d’entreprise), en décourageant par tous les moyens les jeunes insensés qui auraient encore le goût des idées et veulent aider leurs élèves à prendre de la hauteur par rapport à la mesquinerie et à la sordidité d’un monde impitoyable. Pour mieux donner le change on prévoit à l’intention de ces déments des « options » sur lesquelles on compte bien que personne ne portera son choix. Et pour cause ! Qui choisirait, dans les       circonstances actuelles, une spécialité déconsidérée, battue en brèche de tous côtés par la coalition des ricanements et des sarcasmes, et par les campagnes injurieuses ? Et d’autre part, la philosophie n’apparaissant qu’en classe terminale, comment des élèves choisiraient-ils un enseignement dont ils n’ont aucune idée et qu’ils reçoivent pour la première fois, et pour un an seulement ? En vertu de quelle préférence ? On ne préfère pas quand on ne dispose d’aucun terme de comparaison. Car cette première fois est aussi la dernière. Le beau cadeau risque fort d’être une hypocrisie de plus. Ce beau cadeau est un leurre, un faux-semblant. On profitera sans doute de la passivité et de la quiétude d’un certain nombre de professeurs persuadés que la réduction de la philosophie à sa plus simple expression dans le secondaire ne les atteindra pas et, d’ailleurs, ne les concerne en rien... Sancta simplicitas! Et ce n’est pas tout : on peut prévoir que la « réforme » de la terminale aura lieu pendant les grandes vacances. L’été est l’époque des mauvais coups. C’est en été qu’on déclare les guerres, quand les familles sont aux bains de mer. Et enfin (mais cela nous le savons) tout se fera en dehors du Parlement, par la voie réglementaire et par décrets d’application, pour éviter les scandales et les sursauts de l’opinion. On croit entendre les réformateurs nous dire à l’oreille : Laissez-vous réformer ! Laissez-vous faire ! Vous ne sentirez rien ! Un beau matin vous vous réveillerez, et il n’y aura plus de philosophie... On vous l’aura enlevée pendant votre sommeil, sans que vous vous en aperceviez. Dans très peu d’années il n’y aura même plus de candidats à la licence et à la maîtrise de philosophie, ni a fortiori aux concours de recrutement de la philosophie. A ce moment le problème sera résolu. Le tarissement à la source, voilà la solution       finale ! La philosophie arrivée à l’extrême limite du rabougrissement n’aura même plus besoin qu’on l’extermine... Il ne restera de l’ancienne terminale qu’un misérable petit trognon. Il n’y aura plus de philosophie, donc plus de contestataires ; on ne verra plus autour des facultés ces peuplades bruyantes qui hantent les cauchemars des chefs d’entreprise. Les chefs d’entreprise pourront dormir tranquilles.   
    Et nous, dans tout cela ? Nous tenons à faire savoir que nous comprenons fort bien l’importance vitale de l’enjeu. Le danger est extrême et l’urgence pressante. La douce mort, l’euthanasie à laquelle la philosophie semble vouée, risque fort, à terme, d’être un assassinat pur et simple. Maintenant, pourquoi des « États Généraux » ? Parce que nous avons, nous aussi, des « cahiers de       doléances » à présenter, des revendications à faire entendre. Les professeurs de philosophie ne se sont pas rassemblés pour un              « colloque » platonique comme il y en a tant, – car ce ne serait jamais qu’un colloque de plus –, ni pour définir, une fois de plus, la fonction philosophique (encore que cette définition soit sous-entendue dans notre colère)... A quoi bon persuader ceux qui ne veulent pas être persuadés ? Il n’est plus temps de spéculer sur la nécessité de la réflexion philosophique devant une mauvaise foi qui en nie la réalité et en ridiculise la vocation. L’heure n’est plus aux discussions académiques quand c’est la raison d’être de la philosophie qui est en question, quand c’est le droit de vivre (de survivre) qui lui est dénié. Il ne s’agit plus d’un débat, mais d’un combat... Et après tout, se battre pour la philosophie, n’est-ce pas encore philosopher ? Car tel est le paradoxe de l’exercice philosophique. On ne peut ici séparer le discours de l’acte militant. La philosophie n’est pas un cadeau de Noël qui nous serait donné tout ficelé dans son emballage de papier rose : sa fonction est de contester, mais son destin est d’être contestée ; il faut donc la reconquérir sans cesse, et surtout la mériter. Nous nous sommes réunis pour préserver le métier auquel nous avons consacré notre vie.
Certains, en haut lieu,
souhaiteraient peut-être notre « recyclage », et nourrissent l’espoir d’orienter les jeunes philosophes vers d’autres carrières : pourquoi ces insupportables professeurs de philosophie, si remuants, si ingouvernables, si inutiles, ne se font-ils pas professeurs d’autre chose ? Professeurs de bridge, par exemple ? ou professeurs de tango ? ou croupiers de casino ? Ce sont de belles carrières, et 1’on y gagne beaucoup d’argent. Eh bien nous, nous ne voulons pas de toutes ces merveilles. Nous préférons cette vie étroite qui ne nous enrichit pas. Cette vie, c’est la nôtre. Ce métier, c’est le nôtre. Et nous l’avons choisi parce que nous le trouvons beau, tel qu’il est. Et nous n’en voulons pas d’autre. Laissez-le nous. 

Commenter cet article

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents